Jean-Christophe Berthod, directeur associé de Secafi, et Christelle Maintenant, consultante en santé et sécurité au travail, ont animé vendredi 15 mai un webinaire relatif aux points de vigilance à connaître pour négocier un accord de reprise d’activité et de télétravail. Comment résoudre les inégalités entre salariés, quels critères d’éligibilité négocier, comment encadrer le refus d’employeur d’accorder le télétravail ? Voici quelques clés pour aborder ces négociations qui s’annoncent ardues en étant suffisamment armé.
Depuis son explosion pendant la crise sanitaire, le télétravail a le vent en poupe. Alors qu’entreprises et managers se montraient très réticents à son égard il y a encore peu, son déploiement massif en vue de maintenir l’activité des entreprises pendant l’épidémie a rebattu les cartes. Mais il est aussi loin de faire l’unanimité : déployé dans l’urgence, parfois sans aucune couverture de frais ni d’assurance, de nombreuses voix ont alerté sur le risque d’isolement et les mauvaises conditions de travail vécues par les salariés. Depuis le déconfinement et la reprise progressive de l’activité des entreprises, les syndicats réclament son encadrement par un accord interprofessionnel (lire notre article). Pour les élus du CSE et les délégués syndicaux, l’heure est désormais à la négociation. 
Il est clair que celle-ci présente de multiples enjeux stratégiques : éligibilité, droit à la déconnexion, lieu de travail, équipement informatique et mobilier, indemnisation, inégalités… Pour armer au mieux les représentants du personnel dans les discussions à venir, les spécialistes du cabinet d’expertise et de conseil auprès des CSE Secafi livrent de précieux éléments à garder en tête. Voici donc les conseils de Jean-Christophe Berthod, directeur associé, et de Christelle Maintenant, consultante en santé et sécurité au travail. Mais d’abord, un bilan du vécu des salariés pendant la période de télétravail total liée à la crise sanitaire, appuyé sur leur propre enquête.
 
Le télétravail, objet social non identifié bien vécu mais qui génère des inégalités
Premier enseignement du bilan dressé par les experts de Secafi, basé sur leur propre enquête mais aussi quelques unes des études publiées sur le sujet (Anact, Ugict-CGT, etc.) : le télétravail est aujourd’hui un objet social non identifié parce qu’il a été subi par les salariés, total puisqu’imposé chaque jour de la semaine, et souvent non encadré par une charte ou un accord.
Sur les 1282 répondants à l’enquête Secafi, 76 % ont vécu plutôt bien ou très bien la situation de télétravail confiné. 90 % d’entre eux ont également déclaré qu’ils aimeraient continuer à télétravailler régulièrement. Jean-Christophe Berthod s’interroge cependant sur ces résultats : « Existe-t-il un plébiscite en faveur du télétravail ? Les bons chiffres de ce type se retrouvent en effet dans les autres études : 88 % des salariés dans l’enquête Anact, 84 % des répondants au sondage Corona Work« .
Pour autant, nous ne sommes pas égaux face au télétravail, et l’enjeu majeur se situe au niveau du taux d’équipement. Si 94 % des répondants à l’étude Secafi déclarent disposer d’une bonne connexion internet, la fracture se matérialise dans le lieu de travail : 36 % des répondants n’ont pas de pièce pour s’isoler du reste des occupants du logement. De même, si 99 % des personnes sondées ont déclarer posséder un ordinateur, 18 % d’entre eux seulement ont un siège ergonomique, 47 % d’une imprimante, 56 % d’un casque audio, 82 % d’un téléphone et 83 % d’une table ou d’un bureau.
 
Le télétravail s’apprend, il ne s’improvise pas 

Le profil des télétravaillants est aussi riche d’enseignements. Comme on l’a vu dès le début du confinement, la majorité des répondants à l’enquête Secafi sont des cadres (60 %), de plus de 50 ans (54 %), de plus de 7 ans d’ancienneté (70 %) et qui travaillent dans une entreprise de plus de 1 000 salariés (43 %). Le document Ugict-CGT avait déjà noté ces traits marquants dans son document, à savoir que ceux qui télétravaillaient avant la crise étaient aussi en majorité des cadres. « Il existe donc une inégalité entre ceux qui ont découvert le télétravail pendant la crise épidémique et ceux qui en avaient déjà l’expérience. Ce qui nous conduit à ce constat : le télétravail s’apprend, il ne s’improvise pas », analyse jean-Christophe Berthod.

Un point enfin sur les risques psychosociaux pour affiner ce portrait du télétravail : 56 % des répondants à l’enquête Secafi ont déclaré travailler plus longtemps par jour, avec une hausse de la charge de travail (39 %), et une hausse de leur productivité (50 %). Autre sujet préoccupant : 43 % des personnes interrogées ont déclaré se trouver isolées de leur collectif de travail. Pour Jean-Chistophe Berthod, « on voit bien ici que le télétravail est une activité spécifique. L’interface avec les collègues ne peut plus être maîtrisée de la même façon. Le télétravail peut devenir un handicap s’il n’est pas couplé à du soutien managérial ». Et le spécialiste de rappeler que Google et IBM, qui avaient tenté des expériences d’élargissement du télétravail, sont ensuite revenus en arrière et ce pour 4 raisons :

  • ces entreprises ont constaté que le télétravail nuit aux innovations;
  • le télétravail conduit à l’isolement;
  • il entraîne une perte d’engagement et d’enthousiasme, une distanciation progressive avec l’entreprise, notamment parce qu’il n’existe plus de transmission entre les collaborateurs expérimentés et les jeunes;
  • les réunions en visioconférence créent plus de fatigue, à la fois pour celui qui les anime et pour ceux qui les suivent.
 Le zoom fatigue

 

C’est ce que l’on appelle depuis peu « la zoom fatigue », car l’animateur a besoin de plus d’énergie pour communiquer qu’en réunion physique, et les participants dépensent plus d’attention pour suivre le déroulement de la réunion. De plus, pour 66 % des répondants, le confinement a entraîné plus de temps passé en visioconférence qu’en réunion physique avant la crise, comme on le voit sur l’infographie ci-dessous.

 

© Secafi

 

« En résumé, conclut Jean-Christophe Berthod, on ne travaille pas à la maison comme au bureau. Le télétravail est une activité spécifique, il va falloir la documenter pour la comprendre et éviter les risques psychosociaux. Si l’on n’y parvient pas, le télétravail va devenir invivable ».
D’où la nécessité de bien négocier pour l’encadrer. Là encore, les experts de Secafi ont mené l’enquête sur ce que contiennent les actuels accords de télétravail. Connaître ces éléments permet d’anticiper les écueils à éviter dans les négociations à venir. Premier point de vigilance : les critères d’éligibilité.
 
Critères d’éligibilité au télétravail : penser à encadrer le refus de l’employeur
Les critères d’éligibilité sont un sujet primordial de l’accord de télétravail : ils permettent d’assurer une égalité de traitement entre les salariés. Christelle Maintenant, consultante en santé et sécurité au travail de Secafi rappelle d’emblée que le code du travail n’exclut aucun salarié a priori du bénéfice du télétravail. Les critères doivent  reposer sur des éléments objectifs et être justifiés par les conditions particulières liées au télétravail, sous peine de contrevenir au principe d’égalité de traitement.
Selon l’étude Secafi, 54 % des accords prévoient un critère d’ancienneté du salarié dans l’entreprise, et 32 % des accords exigent même une ancienneté minimale dans le poste occupé. Autre fait marquant : 55 % des accords excluent les salariés qui travaillent à moins de 80 % de leur temps. Enfin, seuls 35 % des accords excluent des salariés du télétravail en raison de la nature de leur travail, leur métier ou leur fonction.
 
Penser l’équilibre entre l’intérêt du salarié et celui du collectif de travail 

L’autre versant à gérer dans la négociation serait le refus de l’employeur : « Les élus doivent prémunir les salariés de tout risque d’arbitraire. Cela nécessite de penser l’équilibre entre l’intérêt individuel du salarié et l’intérêt du collectif de travail », prévient Christelle Maintenant.  L’experte enchaîne avec un rappel de la loi : le refus de l’employeur d’accorder le télétravail à un salarié doit obligatoirement être motivé lorsqu’il existe un accord collectif (article L.1222 9 du Code du travail). Les motifs de refus peuvent être ceux mentionnés dans l’accord, mais dans tous les cas, ils doivent être objectifs et non discriminatoires. Dès lors, que disent les accords existants à ce sujet ? 72 % des accords laissent à l’employeur un délai pour répondre, 78 % exigent que le refus soit motivé, et seulement 16 % prévoient un recours contre la décision de l’employeur.

 
© Secafi
 
« Sur ce point du recours, les 16 % constituent un chiffre anormal car 100 % des accords devraient le prévoir. Quid de l’équité dans les grands groupes où la décision est prise par les managers intermédiaires qui ne disposent pas d’une vision globale de l’entreprise ? », souligne Christelle Maintenant. La consultante conseille donc aux élus qui vont se frotter à la négociation de prévoit non seulement un recours en cas de refus du télétravail mais aussi une instance paritaire pour instruire ces cas de refus.
Du grain à moudre sur l’accompagnement des personnes handicapées ou ayant des contraintes médicales

Le télétravail peut être un outil pour favoriser l’emploi des salariés porteurs de handicap ou ayant des contraintes médicales et, ainsi, prévenir le risque de désinsertion professionnelle. Il peut aussi faciliter la conciliation de l’emploi et de la parentalité. Christelle Maintenant rappelle les fondamentaux du code du travail : pour permettre au travailleur handicapé d’exercer son emploi, l’employeur doit s’assurer que son poste de travail est accessible en télétravail (article L 5213 6 du Code du travail).

Par ailleurs, en cas d’inaptitude du salarié à occuper son poste, le médecin du travail peut préconiser le télétravail. L’employeur n’aura pas latitude de licencier le salarié pour impossibilité de reclassement sans avoir recherché les possibilités de mise en oeuvre du télétravail. Selon l’enquête Secafi, 31 % des accords mentionnent des dispositions spécifiques pour les salariés fragiles et seulement 16 % d’entre eux instaurent des avantages particuliers dans le cadre de la parentalité. « Voilà du grain à moudre dans vos prochaines négociations », pointe Christelle Maintenant. Enfin, la consultante examine quelles modalités de mise en pratique sont prévues dans les accords.

Les modalités pratiques du télétravail envisagées par les accords : les enjeux de la liberté de choix et de l’autonomie du salarié
Selon l’étude Secafi, 2 formules ressortent des accords analysés : une formule hebdomadaire, basée sur des jours de télétravail fixes dans la semaine, et une formule supra hebdomadaire, basée sur un stock de jours mensuel, trimestriel ou annuel à répartir au libre choix du salarié (après accord du manager) sur une période de référence à déterminer. Dans ce second cas, les jours de télétravail sont flottants. « Selon la formule négociée, les enjeux diffèrent.  Si la formule est fixe, l’enjeu sera de négocier des règles de souplesse facilitant l’acceptation par l’employeur d’aménagements à cette règle. Si la formule est flottante, le salarié doit généralement davantage soumettre ces jours de télétravail à l’approbation de l’employeur. L’enjeu sera de trouver des modalités permettant une réelle liberté de choix », analyse Christelle Maintenant.
Dans la pratique, la formule hebdomadaire a la faveur dans 56 % des accords, à hauteur de 1,6 jour de télétravail par semaine en moyenne. A noter que 30 % des accords analysés interdisent aux salariés de télétravailler les jours accolés au week-end, à savoir le vendredi et le lundi.
 
Négocier en même temps le contrôle du temps de travail et le droit à la déconnexion 

 

 

Dans 45 % des accords analysés, des modalités de contrôle du temps de travail sont prévues, et dans 70 % des cas il s’agit de modalités déclaratives de la part du salarié. A l’inverse, 30 % des accords prévoient une obligation de connexion à des outils de contrôle. « Il faudra que les élus placent le curseur au bon endroit entre l’autonomie d’organisation du salarié et le respect des frontières entre vie professionnelle et vie privée. Je conseille de négocier en même temps le contrôle du temps de travail et le droit à la déconnexion », recommande l’experte de Secafi.

Le contrôle du temps de travail pose aussi la question de l’accompagnement managérial. Seulement 34 % des accords analysés prévoient une formation des encadrants au management à distance. Selon Christelle Maintenant, « on trouve ici un enjeu d’évolution de la fonction managériale. C’est à mon avis un piège de vouloir contrôler le télétravail, car c’est tout simplement impossible pour le manager, et cela n’a pas de sens pour le salarié. C’est pourquoi je pense qu’il est plus rationnel de manager sur la base de la réalisation des objectifs, plutôt que sur les moyens pour les atteindre. Cela devra figurer dans les accords ». Enfin, dernier volet de conseils sur les lieux et les frais de télétravail.
Clauses sur les lieux et les frais de télétravail : peut mieux faire !
Selon l’enquête Secafi, 65 % des accords fixent le lieu de travail au seul domicile, et dans près de 9 cas sur 10, l’employeur exige une extension de l’assurance habitation. Christelle Maintenant réagit : « C’est au contraire à l’employeur d’étendre son assurance, pas au salarié ! ». En effet, seulement 17 % des accords analysés prévoient que le surcoût d’assurance est pris en charge par l’entreprise. Par ailleurs, seulement 9 accords sur 10 nécessitent l’accord du salarié pour contrôler son espace de travail. « Là encore, ce chiffre devrait être à 100 % », martèle Christelle Maintenant.

Du point de vue des frais, il faut selon elle distinguer entre les moyens fournis et les frais engendrés. Même si ce n’est pas repris dans le code du travail, l’ANI de 2005 a stipulé (art. 7) que si nécessaire, l’employeur doit fournir l’équipement nécessaire au télétravailleur : « Sous réserve, lorsque le télétravail s’exerce à domicile, de la conformité des installations électriques et des lieux de travail, l’employeur fournit, installe et entretient les équipements nécessaires au télétravail Si, exceptionnellement, le télétravailleur utilise son propre équipement, l’employeur en assure l’adaptation et l’entretien ». De plus, la prise en charge par l’employeur des coûts liés à l’exercice des fonctions est une obligation générale dont il ne peut s’exonérer, rappelée notamment par la Cour de cassation dans un arrêt du 7 avril 2010.

Dans 42 % des accords étudiés par Secafi, les frais au travail sont indemnisés, notamment via une indemnité de télétravail. « Néanmoins, on constate ici d’importantes disparités : le montant de l’indemnité varie de 3 à 80 € », constate Christelle Maintenant. L’experte a aussi vu des accords mentionnant une liste d’équipements que les salariés peuvent se faire rembourser. « Dans vos négociations, n’oubliez pas les avantages dont bénéficiaient les salariés sur les lieux de travail, comme l’indemnité transport, l’indemnité repas ou les tickets restaurant ». 

En conclusion, Jean-Christophe Berthod indique que « le dialogue social est LA seule réponse au développement du télétravail. Le droit n’a pas besoin d’être modifié, et il existe un enjeu de qualité de vie au travail pour les salariés, de performance pour l’entreprise, et d’écologie pour la planète. Une gestion brutale du télétravail aurait des conséquences désastreuses, les élus doivent se saisir de ces questions ». Grâce à ce webinaire, les voilà dûment avertis.

 

► Les partenaires sociaux vont-ils ouvrir une négociation sur le télétravail, comme le réclament plusieurs organisations syndicales ? Interrogé sur ce point, le président du Medef a répondu ceci au Parisien le 16 mai : « Sans nier les difficultés, 80 % des salariés se disent satisfaits de l’expérience. Il faut faire un diagnostic partagé. Tous les postes ne permettent pas le télétravail, veillons à de pas opposer les uns aux autres. Mais cela va probablement changer le rapport aux métropoles où les salariés ont des problèmes de mobilité, de temps de transport, de pollution ».

Source – Actuel CSE